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Conversation avec Alain Corbin. Garden_Lab #11 Paysages olfactifs.

Alain Corbin
Le nez guide nos émotions

Conversation avec Alain Corbin. Garden_Lab #11 Paysages olfactifs.

Depuis toujours, l’odorat est un sens qui fait tourner la tête. L’historien Alain corbin s’est fait l’illustrateur du phénomène olfactif dans nos sociétés, en décortiquant les comportements des individus au travers de récits et anecdotes du passé. Son travail sur l’histoire des sens et de l’imaginaire social lui vaut une reconnaissance mondiale. Mais d’où vient sa fascination pour l’univers des odeurs ?

L’homme est curieux de tout et passe allègrement de l’histoire de la prostitution, qui a fait naître son intérêt pour l’odorat, à celle de l’ignorance ou des souvenirs d’enfance durant la Seconde Guerre mondiale. Un fil rouge traverse tout de même l’ensemble de son travail d’historien, une attention, une obsession, pourrait-on même dire, aux détails sensibles. Alain Corbin a ouvert un nouveau champ d’étude, oublié dans les récits historiques, celui de la sensibilité et des émotions : l’odeur d’une époque, le son d’une cloche, notre rapport au temps qu’il fait… Le nez guide nos émotions malgré nous et en dépit de la distanciation que les sociétés occidentales ont imposée par rapport aux odeurs, marqueurs sociaux. Alain Corbin qualifie l’olfaction de « mal aimée », car elle révèle avec force notre part animale.
Le jardin est pourtant un lieu chargé d’émotions olfactives ! L’historien tempère ces propos en rappelant que l’odorat n’y a jamais été un sens travaillé à des fins d’agrément. À l’origine, les parfums du jardin de simples traduisaient avant tout sa vocation thérapeutique. Toutefois, il souligne l’importance de l’olfaction pour parfaire une scène dans les aménagements paysagers voués à la détente et au plaisir. « L’architecte paysagiste doit surveiller l’horloge olfactive de la nature il sait qu’il existe des jardins du matin, du midi ou du soir et qu’il lui faut opter », écrit Alain Corbin dans Le Miasme et la Jonquille (p. 124).
Le contexte de la pandémie de Covid-19 accentue considérablement l’impact de nos émotions sur notre équilibre psychique, et celles liées au végétal ont acquis un statut particulier durant les périodes de confinement imposées. Garden_Lab a motivé la rencontre avec le spécialiste de l’histoire des sens pour comprendre comment l’olfaction avait imprimé non seulement nos mémoires mais aussi nos comportements, pour connaître également son opinion sur la contribution des odeurs naturelles à notre reconnexion au monde vivant. À défaut d’une rencontre directe, c’est au téléphone que la conversation s’est déroulée en cette fin d’automne 2020.

GARDEN_LAB. VOS TRAVAUX POINTENT L’INFLUENCE DES ODEURS SUR L’HISTOIRE DES SOCIÉTÉS OCCIDENTALES. QUELLES EN SONT LES RAISONS ? 


ALAIN CORBIN. L’importance du rôle des odeurs tient aux modes de réception des messages sensoriels. Dans le cadre de l’odorat, ces derniers sont conditionnés par toute une série de données, souvent collectives et sociales. Ainsi, telle odeur peut paraître tolérable à un moment et intolérable à un autre, chez certaines catégories sociales et pas chez d’autres. Le phénomène est identique pour tout ce qui relève du goût et du dégoût. Lors de l’écriture de mon livre sur la prostitution, Les Filles de noce, je me suis aperçu que l’odorat comptait énormément dans les lieux où se situait la prostitution. Cela venait du néohippocratisme(1). Au tournant du XXe  siècle, l’odorat fascinait. On estimait que les mauvaises odeurs étaient extrêmement dangereuses, qu’elles étaient source d’épidémies. Tout ce qui pourrissait, aussi bien dans la nature – comme les marais – que dans les villes – les ordures, était jugé nocif. Il fallait avoir le nez en l’air : le médecin devait se promener, sentir et discerner les lieux à partir de l’odorat.
Les odeurs alertent sur les dangers, mais aussi sur les bienfaits. Voyez ce que représente aujourd’hui l’aromathérapie. L’organe de l’odorat étant situé près du cerveau, il est un puissant vecteur de sensualité. Jules Michelet affirme que lorsque l’on offre un bouquet à une jeune fille, il faut se garder d’ y adjoindre des fleurs au parfum trop soutenu, car cela pourrait libérer sa sensualité. Victor Hugo, dans Les Travailleurs de la mer, présente une jeune fille prénommée Déruchette qui, le soir venu, se rend dans son jardin pour respirer les fleurs, mais en s’éloignant des lys, parce qu’ils seraient dangereux pour elle. L’odorat est assez difficile à contrôler, trop proche de l’animalité, de la sensualité, il a longtemps été connoté négativement dans l’imaginaire social.

G._L. L’ODORAT, CE MAL-AIMÉ SELON VOUS, EST LE SENS DE L’INTIMITÉ. VOUS AJOUTEZ DANS LE MIASME ET LA JONQUILLE QU’IL EST FUGACE AU POINT « QU’AUCUNE ATTENTION NE LUI EST DONNÉE DANS LA COMPOSITION D’UN JARDIN ANGLAIS AU XIXe SIÈCLE. POURQUOI CE DÉDAIN ?

A.C. Il y a une hiérarchie des sens, différente selon les civilisations. Les Canadiens Constance Classen et David Howes sont spécialistes de l’anthropologie des sens. Ils participent à la revue Anthropologie et sociétés. Constance Classen a montré que la hiérarchie des sens varie en fonction des sociétés. Dans notre civilisation occidentale, sur laquelle porte mon travail, nous mettons au-dessus de tout la vue et l’ouïe. L’odorat, qui révèle l’animal en nous, est disqualifié. Comme l’a montré Annick Le Guérer dans sa thèse, « Le sang et l’encens : essai anthropologique sur l’odeur et l’odorat », pour toutes sortes de raisons depuis Platon, l’odorat n’est pas le premier des sens. Le goût n’a guère plus d’intérêt. Quant au toucher, à l’instar de l’odorat, il fait accéder au bestial et au sensuel. Toutefois, cette échelle de valeurs ne s’applique pas en Extrême-Orient ou en Océanie, par exemple. Il n’y a donc pas d’unité dans l’espèce humaine sur ce point.
Dans l’histoire des jardins, il faut distinguer le jardin des simples, qui n’est d’ailleurs pas olfactif par intention, car les plantes qui le composent sont surtout cultivées pour leur usage médicinal. Votre allusion intéresse davantage le jardin aristocratique de la Renaissance. Celui-ci est assez complexe. Il a avant tout pour but de dessiner le blason de l’aristocrate, propriétaire du château – comme l’indique Olivier de Serres. La primauté est donnée à la couleur et non pas à l’olfactif. J’ajouterais que si on peut parler de « paysage visuel et sonore », en ce qui concerne les odeurs, l’emploi du terme « paysage » est moins pertinent, car elles ne se déploient pas dans l’espace de façon pérenne. Le jardin anglais auquel vous faites allusion est avant tout sonore et visuel, avec ses rivières et sa verdure. La fleur sera d’abord soumise au plaisir du regard ; sa fonction première est de tapisser la colline, de ponctuer la prairie, non de réjouir l’odorat. Toutefois, les grands spécialistes du jardin anglais de l’époque conseillent de disposer par endroits des petites stations olfactives – avant d’atteindre une petite rivière, par exemple, avec des arbres ou des herbes odorantes. Le parfum peut devenir l’auxiliaire qui permet d’affiner la stratégie émotionnelle. Il faut cependant remarquer que ces jardins (blason ou anglais) sont des inventaires, des collections d’odeurs. Ces dernières ne sont pas juxtaposées, ne forment pas paysage.
Dans les jardins Napoléon III de Paris créés par Jean Charles Alphand au XIXe siècle, l’olfaction est tout aussi secondaire : ce qui prime, c’est le grand air, retrouver un environnement tapissé d’herbe – sur laquelle on ne marche pas, d’ailleurs –, pour s’aérer, lutter contre la tuberculose. C’est ce que le professeur d’histoire de l’art Emmanuel Pernoud appelle le « vert pulmonaire » du jardin public sous le Second Empire.
Au-dessus d’une falaise, dans le Cotentin, le poète Alphonse Allain disait sentir une odeur de mer. Ce n’est pas un paysage en soi : il s’agit d’une odeur qui s’intercale entre les éléments visuels et sonores de la scène. Donc, en résumé, si la notion de paysage olfactif a un sens, c’est selon moi dans les réalisations de la haute parfumerie à partir de la fin du XIXe siècle que nous pouvons le trouver.

G._L. LE VÉGÉTAL ET PLUS LARGEMENT LES JATDINS PEUVENT-ILS CONTRIBUER À (RE)CONNECTER L’HUMAIN AU MONDE SENSIBLE ? COMMENT VOYEZ-VOUS ÉVOLUER LES SENSIBILITÉS VÉGÉTALES D’HABITANTS DONT LE MODE DE VIE EST DE PLUS EN PLUS URBAIN ?

A.C. L’expérience de la campagne telle que je l’ai connue est finie aujourd’hui. On peut parler de paradis perdu. La prime éducation ne se fait plus en compagnie de l’herbe. On la sent peu. L’homme pourrait même vivre sans la nature. Et pourtant, les odeurs naturelles sont considérées comme bienfaisantes. C’est une forme de retour aux sources. Toutefois, le retour à la nature sera difficile, car notre vision, notre connaissance et notre système d’appréciation ont changé. L’éducation passe par des odeurs exotiques. Les émotions naturelles sont dorénavant mondialisées, là où hier elles étaient de proximité. Nous allons donc découvrir autre chose.

(1) Hippocrate, médecin du VIe siècle avant J.-C., affirmait que les épidémies se transmettaient par l’air, le vivant… La médecine hippocratique préconise d’observer l’évolution naturelle des maladies et d’agir dans le sens de la nature. « Le néohippocratisme est une expression vieille de plus de deux cents ans, forgée à la fin du e siècle, au moment où la science du vivant, appuyée sur la physiologie, la chimie, l’expérimentation, la mesure, se constitue à côté du pouvoir médical, qu’elle peut sembler menacer. » (Claire Salomon-Bayet., philosophe.)
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Cet article est extrait du onzième opus de la revue Garden_Lab : Paysages olfactifs. À découvrir dans sa version intégrale

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